Pierre Gagnaire, le maître des émotions

(Photo R.Martin)

C’est dans son navire-amiral parisien, le restaurant “Pierre Gagnaire”, que nous avons rencontré le chef triplement étoilé. Toujours à la barre, après un demi-siècle passé en cuisine, il prend le temps de choisir des mots justes pour exprimer la philosophie de toute une vie de création culinaire : transmettre des émotions et du bonheur aux autres.

Notre rencontre commence par une méprise. Mon regard, happé par une œuvre à l’entrée du restaurant “Pierre Gagnaire”, rue Balzac à Paris, me renvoie à la trace mnésique des contes de l’enfance. Pas de doute, il s’agit d’un ours et il semble jouer avec un ballon de rugby. Et si ce dessin était un clin d’œil, un double de celui qui s’avance vers moi ? Imposant – et pas seulement par sa haute stature ! – tout sourire, plein d’une bienveillante attention, Pierre Gagnaire m’accueille et je tente ma question. Il rit, “Non, non, non, ce n’est pas moi !” et consent à me donner à moitié raison, “C’est un ours-tigre.” En réalité, c’est un tigre et plus précisément la “tendresse du tigre”, que le plasticien Adel Abdessemed a voulu figurer.

Revivant ce moment à l’heure où j’écris ces lignes, je revois ses yeux si clairs se poser sur moi, son invitation à lui en dire un peu plus sur mon parcours – membre de l’Académie de la viande, oui mais encore … Et me reviennent en mémoire les paroles d’un air d’opéra (1)  : “Il semblait porter en lui-même sa grandeur et sa loyauté.” Ainsi m’apparaît celui qui a traversé un demi-siècle d’une “vie en cuisine” (2) , couronné de tous les superlatifs et  élu par ses pairs “plus grand chef du monde” en 2015. Dix ans déjà depuis ce sacre et toujours cette passion intacte, chevillée en lui, qu’il exprime avec spontanéité et simplicité. C’est une “prison dorée”, avoue le chef triplement étoilé, où “la copie est à rendre tous les jours” mais il n’imagine pas sortir de sa bulle. Là se situe l’équilibre de son existence. Tant que l’esprit et le corps suivront, m’indique-t-il en me montrant ses mains. « Travailler encore, travailler encore »… paroles d’un autre grand Stéphanois (3). Quand tous le considèrent comme un artiste, lui se dit exclusivement cuisinier, habitant un rôle qu’il n’a pas choisi, comme il l’a maintes fois répété. L’antienne est connue, la cuisine n’était pas sa vocation, et la photo touchante, il a cinq ans et déjà une toque de cuisinier sur la tête.

Photo Jacques Gavard

Un bestiaire au plafond

Laissant l’ours-tigre à la réception, il se tourne vers la salle principale du restaurant, “L’important c’est ce qui est là-haut!” m’indique-t-il. Une grande fresque animale envahit le plafond, tondo réalisé à la mine de charbon par le même Abdessemed que Pierre Gagnaire apprécie tant. La réalisation de ce bestiaire est liée à la période de confinement lors de la pandémie de Covid-19. Le chef n’imaginait pas laisser son équipe désoeuvrée, “Le timing était parfait pour repenser le lieu” et exprimer la beauté du mouvement de ces animaux qui observent les mangeurs. “Le confinement nous a fait prendre conscience de la réalité de ce monde animal, observe-t-il, il est entré dans nos vies, traversant nos autoroutes, réapparaissant dans nos villes.“ Et ce sont nos rapports à l’animal et à la nature qui sont réinterrogés.

Faut-il pour autant dire de la viande qu’elle doit “devenir une rareté” comme le chef l’affirma naguère dans la revue “Big Time” (octobre 2019)? “J’adore la viande et je la défends!” s’exclame-t-il en soulignant le pourcentage très minoritaire des végétariens (2,2% en 2020 selon un sondage IFOP) parmi la population française. La part carnée de ses plats est à sa juste place, belle, légère et mystérieuse comme ce foie gras inattendu, tendre surprise logée au cœur du “Chou farci sud-ouest – encornets vert” lors du déjeuner composé quelques semaines après la remise du Grand Prix 2024 de l’Académie de la Viande au réalisateur Trần Anh Hùng pour son film “La passion de Dodin Bouffant”.

Le cinéaste franco-vietnamien nous confie son bonheur d’avoir pu côtoyer Pierre Gagnaire, directeur gastronomique du film et même acteur! “Il se dégage de sa personne une franchise, une simplicité, une grande sensibilité qui lui confèrent une réelle capacité d’écoute et d’attention à l’autre« , explique-t-il. « Au départ, quand j’ai commencé mon film, tout me paraissait complexe, l’enchaînement des plats à cuire, les étapes de cuisson, puis Pierre est intervenu et cette complexité est devenue lisible, claire, faisable. Il a cette capacité didactique de savoir montrer, transmettre (…) Je l’ai vu cuisiner, il essaie, fait et défait, recommence, travaille avec ses mains, c’est un artiste! Il crée comme cela vient, il improvise, fait confiance à son instinct, à ses émotions”.

L’émotion plus l’intuition définissent le talent, selon le chef qui tente de m’expliquer cette équation à travers la magie de la cuisson. “Le feu, c’est bien sûr de la technique, mais celle-ci n’est pas suffisante. Il y a aussi la perception, il faut sentir la chaleur, le feu, vous comprenez?” Dans ces mots,  j’entends l’écho de ce foyer initial venu du fond des âges où cuisent les aliments, la viande que l’on partage, ce premier embryon de société, de civilisation. Depuis toujours, les grands cuisiniers transcendent cet héritage, inventant les goûts de leur époque, avec un temps d’avance. De la viande, Pierre Gagnaire fait un joyau, une précieuse gourmandise qui serait, par exemple, des “Ris grillotés au piment noñas, dahl de lentilles vertes du Puy, champignons rosés”, “pour l’élégance”, précise le chef, ajoutant que “L’esthétique peut guider le choix d’un produit” dans ses compositions. Une approche à l’exact opposé d’une “culture  ripaille”  qu’il avoue fort peu goûter. “Avez-vous lu cet article dans Le Monde (4), ça me fait un peu peur cette façon un rien brutale, machiste de manger de la viande!”.

Du gibier et des mots

De panser à penser, il y a en effet tout un monde! Le sien est sans frontières, celui d’un homme qui a beaucoup voyagé, animé d’une insatiable  curiosité, nourri d’échanges et de différences. Son parcours raconte une mondialisation heureuse, celle qui bouscule les idées reçues, brasse les cultures et ouvre de nouveaux horizons alimentaires pour nous offrir une expérience multisensorielle enrichie par l’ailleurs. “Paris, Nîmes, Londres, Dubaï, Seoul, Shanghaï,… le soleil ne se couche jamais sur les cuisines de Pierre Gagnaire” lit-on dans le dossier de presse. Son admiration sincère pour Olivier Roellinger – “Ce qu’il a fait avec les épices, c’est magnifique.” (5)   – illustre à merveille les cheminements d’un chef qui parfume le “Gigot d’allaiton de l’Aveyron rôti” de vadouvan, cumin et origan.

Avec son âme d’Homnivore, qui mieux que lui peut nous parler d’une viande bonne à penser, issue d’animaux élevés dans des conditions dignes et respectueuses de l’environnement? Il évoque “Une consommation attentive et raisonnable de viande” orientée vers la qualité du produit et le plaisir de la dégustation.

Au-delà des paroles, il y a les mots qu’il choisit avec précision pour écrire ses cartes. Quand viennent l’automne et la saison de la venaison, un canard en envol et un lièvre en pleine course aquarellés sont posés au recto, accompagnant un texte reflétant la philosophie culinaire du chef : “Nous essayons de maintenir la tradition ancestrale de la chasse. Bien sûr, adieu alouette, grive, bécasse et ortolan… de la chasse abusive, sont nés les interdits. Il est bien révolu ce temps où, lorsque j’étais en apprentissage, les bons soyeux Lyonnais du quartier de l’opéra venaient “contrôler”, avant qu’ils soient cuisinés, l’état satisfaisant de leurs gibiers chassés le dimanche précédent. Cependant les pièces que nous avons choisies avec soin sont toutes d’origine française et devraient vous donner quelques belles émotions…”. Il en va ainsi, pour ne citer que deux exemples, du “Perdreau gris bardé de lard de Bigorre, rôti à la chanson…” ou de la “Selle de chevreuil poêlée cannelle et poivre de Sarawak, fumée quelques instants aux aromatiques sous une cloche de chocolat amer…”.

“Il ne faut pas craindre parfois d’inverser les proportions, de donner plus de place à la part végétale qu’à la part carnée, on appréciera celle-ci d’autant plus« , souligne-t-il. « Il y a bien sûr des questions de coût aujourd’hui mais, plus fondamentalement, il s’agit d’une construction mentale du plat. Je n’ai jamais imaginé mettre la viande de côté, même si, depuis mes débuts, j’ai compris que les légumes allaient être un élément capital, constitutif de ma cuisine”.

De la tendresse du cuisinier

La recherche des combinaisons de produits de la terre et de la mer, les mariages que l’on pensait improbables de saveurs et de textures relèvent d’une quête qu’il résume ainsi “Bien faire, rendre heureux les convives, être à la hauteur de la confiance des gens qui m’entourent.” “Nous sommes payés pour donner du bonheur aux gens et ceux qui viennent ici nous le rendent bien, nous avons une chance incroyable! C’est une entreprise de joie « , assure-t-il.

Son moteur, c’est aussi ce collectif de femmes et d’hommes dont certains sont à ses côtés depuis de nombreuses années. “Pour embarquer les gens, il faut savoir être dans l’empathie, le respect, l’écoute, ne pas dire “moi je sais”, cultiver le doute pour conserver l’énergie nécessaire à la création. J’ai connu la faillite, le déshonneur et je sais très bien que tout seul, on n’est rien!”.

Qui a eu le privilège d’entrer dans la cuisine du restaurant de la rue Balzac mesure combien cette vision du travail en équipe prend corps dans la réalité quotidienne. Trần Anh Hùng avoue son étonnement d’avoir vu une brigade œuvrant dans le calme et la concentration, sans heurts ni éclats de voix même au moment du “coup de feu”. Il est d’ailleurs possible, ainsi que nous l’avons fait le jour de notre rencontre, de poursuivre sereinement l’entretien avec le chef en cuisine, assis à une table d’où il garde l’œil sur tout. Un peu plus tard, alors que j’admire l’alliance d’algues du Croisic et de fleurs jaune et rose parer un plat, un jeune commis me confie, “Je n’ai pas connu ça ailleurs, c’est une cuisine où l’on ne crie pas!”  Michel Nave, ancien chef de cuisine, le dit en ces termes (6) : “L’esprit Gagnaire, c’est une cuisine de partage. On aime transmettre, il y a une véritable gentillesse et un esprit d’équipe.”

La transmission est un réel engagement pour Pierre Gagnaire qui s’implique dans la formation des jeunes chefs, participe à des masterclasses et collabore avec des écoles de cuisine. Espérons que ces futurs cuisiniers sauront faire vivre, à leur manière, sa devise : “La cuisine ne se mesure pas en termes de tradition ou de modernité. On doit juste y lire la tendresse du cuisinier”. Et celle-ci n’a certainement rien à voir avec la tendresse du tigre…

Catherine Véglio

de l’Académie de la Viande (7)

(1 ) Cavatine de Balkis dans “La reine de Saba” de Gounod.

(2)  “Pierre Gagnaire – Une vie en cuisine”, textes de Julien Fouin, Keribus Editions, 2023.

(3) Chanson « Les mains d’or », Bernard Lavilliers.

(4)  Le Monde 16-17 mars 2025, cahier L’époque, “La revanche des viandards”, Audrey Parmentier et Victoire Radenne

(5)  Cité dans le livre “Pierre Gagnaire – Une vie en cuisine”, p.52.

(6)  Cité dans  “Pierre Gagnaire – Une vie en cuisine”, p. 458.

 (7) « La fête carnivore » Lemieux Editeur, 2017 ; « Des vies sans refuge », Sérendip’Editions, 2024.

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